• Réveil
    Le réveil fut soudain, le choc trop fort, et pendant un temps indéfinissable, avant d'allumer la lampe de chevet, j'eus l'impression que tout ceci s'était vraiment passé.

    Après une dernière relecture, Ingrid referma son journal, en soupirant. Cela avait été le dernier rêve depuis de longues semaines déjà. Elle espérait encore pouvoir à nouveau écouter cette voix.
    Pour l'instant, elle n'entendait que le gazouillis d'oiseaux invisibles. C'était quand même agréable. Le soleil perçait discrètement les frondaisons, il faisait bon. Ici, au cœur de cette forêt, elle avait l'impression qu'elle se trouvait plus proche d'une certaine réalité.
    De sa réalité.

    Oh, elle le savait, dès qu'elle serait rentrée, elle changerait d'état d'esprit, et puis, si tout cela n'était que fadaises ? N'empêche, ce visage... Si proche, et pourtant si lointain. Si elle faisait un petit effort - et c'était si facile, dans cette nature que rien ne vient troubler - un tout petit effort, elle pouvait imaginer que ce n'était pas seulement elle qui l'avait vu.
    « Mais lui aussi. Même si tout cela n'est qu'un rêve, j'aurais pitié de ses larmes ! »

    Alors qu'elle avait pensé tout haut, sans prendre garde, un bruit de feuilles froissées se fit entendre. Un grand chien-loup plutôt loup que chien, noir et l'air féroce sortit des fourrés. Ingrid se releva et s'agrippa à son journal. Elle ne se sentit pas à l'aise face à ce molosse, lorsqu’une voix se fit entendre, provenant de derrière le chien :
    « Mais à qui parles-tu donc, ma pauvre fille ? »
    Le maître semblait aussi sombre que son chien. Il tenait une canne au pommeau travaillé, comme une tête de loup. Et il l'avait appelée « pauvre fille ».
    « Quelle importance ? »
    Ingrid était maintenant plus que contrariée, mais elle n'osait pas trop relever la remarque. L'étrange couple que formait l'animal et le personnage lui faisait froid dans le dos.
    « Je t'ai pourtant bien vu parler à ce buisson, qui lui ne t'a donné aucune réponse... Si tu veux un petit conseil, tu devrais peut-être ne pas trop passer tes journées dans les bois, toute seule. Ce n'est pas la première fois que je te remarque, lorsque je viens promener mon chien... Et bien que cela ne me regarde pas, je m'inquiète un peu. La solitude n'est jamais bonne. »
    Quoi ? Il m'a déjà entendue ! Ingrid se sentait de plus en plus gênée. Décidément elle n'aimait pas son allure.
    « Vous avez raison... Je crois que je vais rentrer...
    Tout de suite. Au-revoir. »
    Elle enfourcha son vélo et le laissa planté là.


    ManoirSur la grève
    Il fait bon. Je me sens détendu. Je crois que j'ai eu froid, mais ce n'est plus qu'un mauvais souvenir.
    Envie de m'étirer.
    Je suis sur le sol, sur du sable, le contact en est agréable.
    Bon, il faudra bien se lever un jour ! Pas de courbatures, mon corps va bien. Mais qu'est-ce que je fiche ici moi ?

    Une mer couleur émeraude, transparente comme du cristal coloré. Des petites vaguelettes viennent mourir sur le rivage. On aurait presque envie de s'asseoir là et d'en écouter le chant rythmé. Jusqu'à la fin de ses jours. Oh, mais il y d'autres bruits, j'entends mieux maintenant... Une très légère brise qui passe au travers de branches. Ah, en effet, il y a des sapins et des pins derrière moi. C'est beau. Des oiseaux aussi. Mouettes, et puis des gazouillis plus agréables.
    Et... Tiens, une habitation. Elle est accrochée un peu plus en hauteur, et sur le ciel, elle dessine comme la proue d'un navire. On dirait un peu un chalet scandinave, en bois avec des fondations en pierre, mais elle a aussi quelque chose d'oriental... C'est fou comme je vois bien moi. De la fumée, il y a donc quelqu'un. On va aller voir çà de plus près!

    J'ai dû marcher, mais je ne sais même pas combien de temps. Je me rends bien compte que je me suis avancé le long d'une lande, puis à travers une prairie constellée de fleurs, mais tout était tellement captivant, agréable, délicieux, que je ne m'en suis même pas aperçu. Pourtant il a bien fallu que je monte, même un peu, cette maison est accrochée à flanc de colline ! Bon, en tout cas maintenant, elle est face à moi. Quelqu'un va-t-il pouvoir m'expli...

    L'homme reste bouche-bée. Il ne peut plus bouger, il ne peut même plus penser. Là, dans l'encadrure de la porte, là juste en face de lui. Une créature... Un ange ? Alors les anges sont des femmes. Un visage doux, agréable, constellé de tâches de son, couronné d'une chevelure tombant en cascade sur ses épaules et se perdant derrière elle, aux reflets fauves et scintillant comme un incendie. Des yeux dans lesquels on se perd.
    Qu'y a-t-il de plus à expliquer. Il n'y a rien à comprendre, il faut juste savourer.


    Suite juste en dessous...

    L'illustration (et inspiratrice du manoir) est un projet de villa scandinave, de l'architecte Lars Sonch datant de 1897.


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  • La peur n'est pas une bonne conseillère...
    « Ne te laisses pas décourager par les apparences » il caressait en même temps la bête.
    « Ce chien n'est pas si méchant qu'il n'y paraît... Vas-y, touche-le ! »
    Ingrid avança prudemment la main. Le chien-loup ne broncha pas.
    « Tu te rappelles la première fois que je t'ai adressé la parole ? A voir ta tête, on aurait dit que j'étais un détraqué !
    - Avec un chien comme celui-ci (elle le gratifia d'une caresse, encore peu rassurée à l'égard de l'animal) et un maître comme celui-là, il y avait bien de quoi avoir peur non ?
    - J'avoue que je peux sembler assez étrange, mais pour qui sait m'écouter, il découvrira que je suis plus proche peut-être que son propre voisin. »

    Elle ne l'avait plus revu depuis sept ans. A l'époque, elle avait eu une sacré frousse et évita pendant longtemps de retourner en solitaire dans les bois. Elle en avait même voulu à ses rêves : après tout, à vivre dans un monde imaginaire, et à force d'y croire, on ne se rendait même plus compte des dangers réels. Du coup, elle y fit moins attention, puis elle les oublia.
    Il y a quelques jours, elle l'avait à nouveau rencontré, toujours le même ; mais son air de mystère, ses vêtements sombres, sa canne, et il faut bien l'avouer, son charme d'homme mûr l'avait attiré, peut-être parce qu'elle-même avait changé depuis.
    Il y a sept ans, il lui était apparu un peu comme l'ogre des contes de son enfance. Aujourd'hui, il était plutôt fascinant. C'était en ville, à la sortie de son travail qu'elle l'avait aperçu - sans son chien - et il l'avait aussi reconnu. Ils ont discuté, et lui a proposé de se revoir. Et ils étaient là, au soleil d'une belle matinée de samedi, sur la terrasse d'un agréable bar qui dominait le fjord.
    « Un jour il faut savoir renoncer à l'enfance, et accepter de se lancer dans le grand inconnu. Le monde tel qu'il est n'est-il pas beau ? Pourquoi essayer d'en inventer un autre ?
    - J'étais jeune encore. Mais je crois que si ce jour-là tu ne m'avais pas un peu secouée, je serais encore à soupirer sur un vieux cahier raturé. Mais toi, dis-moi, tu n'as pas beaucoup vieilli en sept ans ? »
    Ses yeux semblèrent briller une fraction de seconde.


    ...encore que
    La plage! Elle me dit quelque chose... Mais elle n'a rien de froid.
    L'eau clapote sur le sable... Le cor, le cor résonne ! Je me tourne vers... Lui !
    Mais il n'existait plus ! Pourquoi veut-il encore me faire souffrir ?
    Il a toujours son armure d'or. Il me regarde, mais il ne semble pas entendre mes paroles. Au contraire, il me sourit, derrière les protections de son casque. Il s'appuie sur la garde d'une épée, qui semble d'or aussi. Et il regarde vers la mer.
    Une barque arrive. C'est LA barque. Mais il n'y a pas les trois barbus dedans. Il y a un guerrier, en noir et argent, aux cheveux noirs, l'air mauvais. A côté de lui, il y a aussi une femme.
    Elle ne bouge pas, lui paraît impatient :
    « Viens, mesurons-nous à égale force, au-delà de la mer ! Heimdall le Grand serait-il aussi Heimdall le lâche ? »
    A côté de moi, je le sens tressaillir sous l'insulte, mais il me regarde... Je crois que je lui souris, et il me sourit à nouveau.

    En face, sur la barque à la proue de serpent, la femme lève soudain la main droite : « Que la lâcheté et la honte se répandent sur toi, Heimdall, si tu n'oses pas croiser le fer avec Ragnar ! »
    Cette fois, je sens qu'il a besoin d'aide. « Et que la vermine fasse tomber ta main droite, Ragnar, si tu ne viens pas te battre sur cette île ! »
    Je ne sais même pas d'où sont venus les mots. Mais je crois que c'est moi qui les ai prononcés. Il vient. C'est un vrai colosse, il dégaine son épée, mais le guerrier d'or paraît absolument invincible. L'autre enrage, il se tourne vers moi... tout se brouille.
    « Mon épée est rougie du sang de son ennemi, peu importe que cela ne soit pas le tien Heimdall, elle peut sans honte rentrer dans son fourreau. J'ai rempli le devoir que j'avais envers le sort de Veya. Tant pis pour elle. »


    Nouveau réveil
    Heimdall. Il s'appelle Heimdall. Ingrid ne cessait de revoir la scène de son rêve. Tout avait paru si clair, si proche, si vrai ! Pourtant elle avait renoncé à chercher, à comprendre, voilà sept longues années.
    Non, elle ne pouvait pas. Elle ne pouvait pas tout à nouveau remettre en question !
    « Un psy, d'urgence ! Il faut que je voie Nidra. Lui et ses réflexions bizarres, il pourra trouver qu'est-ce qui cloche dans ma tête. »
    Il lui avait laissé son numéro de téléphone. Enfin, elle ne pouvait pas l'appeler à cette heure de la nuit pour un simple cauchemar...
    Le flot de pensées désordonnées s'arrêta net.

    Un cauchemar ? Mais elle n'appelait pas ses rêves comme cela lorsqu'elle était plus petite ! Il lui avait sourit, et ce sourire la confortait, dans cet univers étrange. Alors que dans cette réalité familière, hier, sur la terrasse, l'étrange sourire de Nidra avait quelque chose d'angoissant.
    Elle se leva alors, alluma la lampe de chevet, ouvrit une armoire, fouilla un moment et en ressortit un carton. Elle l'ouvrit. Dedans, il y avait plusieurs vieux souvenirs, et aussi un cahier. Malgré tout, elle ne l'avait jamais jeté. Au petit matin, la lumière s'éteignit enfin. Nous étions dimanche. Vers midi, elle alla prendre son vélo, et sortit en trombe de la petite ville.

    Automne. La douceur du soleil à travers les arbres. Elle était là, comme avant, assise au centre de la clairière, son précieux journal ouvert. Et tous les rêves qui l'avaient marquée. Dans l'un d'eux, le guerrier à l'armure d'or était agenouillé sur une plage, et entre ses bras, une femme, très belle, très pâle aussi, dont le sang se confondait avec la couleur de ses cheveux.

    ... Donc la suite

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  • Veya
    « Tout te semble-t-il comme il le faut ? »
    La question est vraiment superflue. Les mains sur le balcon de bois, je feins d'admirer les nuages blancs sur la mer, qui se perd dans l'infini. Je n'ose même pas me retourner, tant j'ai peur que comme une bulle de savon, tout ceci n'éclate et ne disparaisse.
    La déesse - mais le mot me fait trop penser à l'une de ces statues grecques, belles mais froides comme le marbre dans lequel elles sont taillées - s'est entretenue avec moi, et me demande si tout va bien !
    Je risque un oeil. Elle est toujours là, ce n'est pas un mirage.
    « Je ne sais quoi dire... en fait... euh »
    Comme réponse, c'est drôlement bien réussi.
    « Tu ne te demandes plus qu'est-ce que tu fais ici ?
    - Tout est si... si enchanteur ici, que j'avoue que je n'éprouve pas le besoin de poser des questions.
    - Certes, le cadre est agréable, et j'espère l'être aussi. »

    A ce discours, je manquais de m'étrangler. Mais bien sûr qu'elle l'est !
    « J'ai vu tout à l’heure bien des fleurs égayer mon chemin, mais elles se sont aussitôt fanées lorsque j'ai vu vos yeux. »
    Mais d'où avais-je bien pu sortir une telle tirade moi ?
    Elle rit. « Et bien ! Si en si peu de temps tu te trouves déjà mieux au point  d'être poète, tant mieux. Mais j'aimerais te dire deux choses : d'abord, tutoie-moi comme je le fais pour toi, car nous sommes égaux tous les deux, et ensuite, sache bien que malgré toute la beauté de cette île », elle rougit, « et puisque tu le dis, malgré ma présence, tout n'y est pas toujours simple et agréable.
    - Difficile à croire.
    - Il vaut mieux que tu le saches tout de suite. Tu n'es pas encore au paradis. »

    Le... paradis ? Mais au fait, c'est vrai que tout ici est merveilleux, on dirait un Eden, c'est si beau...
    Que je ne me suis même pas demandé où je suis !
    « Attends un peu ? Tu n'es pas un mirage, tu ne vas pas disparaître comme çà, et tout le reste avec ?
    - Rassure-toi, dans l'instant présent, rien ne peut nous menacer, toi ou moi, et l'île toute entière est en sécurité. »


    La clairière
    Elle en pleurait maintenant. « Comme une gamine » pensait-elle.
    « Comme un ange » lui répondit une autre pensée.
    Ingrid releva la tête. Non, il n'y avait personne. Elle ne savait plus si elle avait parlé tout haut.
    « Voilà que je perds la tête maintenant !
    - Mais est-ce vraiment la tienne ? »
    Elle envoya le journal valser au milieu de la clairière.
    « Mais qu'est-ce que c'est que tout çà à la fin ! »

    Un bruissement, en provenance des fourrés la calma aussitôt. Mon Dieu, si quelqu'un avait encore été témoin... Un magnifique chien blanc aux longs poils sortit tranquillement de sous les buissons, alla vers le journal, le renifla, et le pris dans sa gueule.
    « Le chien ! Allons le chien ! Rapporte le cahier, rapporte ! »
    Ingrid redoutait qu'il ne le déchiquète. Celui-ci se contenta de la regarder en émettant un petit glapissement. « Allons, gentil chien... »
    Elle n'osait pas se lever. Toujours se méfier des apparences. C'est Nidra qui l'avait dit. Le chien émit effectivement un grognement à ce moment-là, et sembla s'éloigner, toujours avec le cahier dans sa gueule.
    « Il ne t'a pas dit de te méfier aussi de ce qu'il peut dire ? »

    A nouveau une pensée totalement incongrue. Et le chien ?
    « Bon, après tout, tu es peut-être bien aussi gentil que tu es beau, mon chien ! »
    Elle allait se lever. Le chien accourut vers elle, et elle ne put s'empêcher de reculer légèrement. Mais le chien déposa simplement le journal - intact - à ses pieds, et s'assit à son tour, regardant Ingrid, assise sur une grosse pierre plate. Elle reprit l'objet.
    « Brave toutou, va !
    - Brave, peut-être, mais « toutou », merci !
    - Mais je perds la boule moi ou quoi ? Qui pense, là ? C'est moi ou quelqu'un d'autre ?
    - Ingrid, je te pris, un petit effort. Je ne vais quand même pas aboyer, non? Tu risquerais de ne pas franchement comprendre.
    - Tu... C'est toi que j'entends dans ma tête ?
    - C'est pas trop tôt. Bonjour, moi c'est Ounri-le-Loup-Blanc, serviteur.
    - Non ?
    - Je n'allais pas m'appeler Ounri-le-Loup-Noir, non?
    C'est déjà pris par Gohnn, le caniche de Nidra.
    - Le... caniche ? Tu as bien vu ses canines, Ounri ? (Voilà que je discute avec un chien qui se prend pour un loup maintenant).
    - Pire, je les ai déjà senties !
    - C'est sûr que si tu l'as appelé comme çà, il n'a pas dû aimer... Bon, puisque je suis en plein délire, tu vas peut-être pouvoir m'expliquer certains mystères ?

    Dans la clairière, alors que les ombres s'allongent, une jeune femme aux longues nattes rousses, assise sur une pierre moussue, reste yeux dans les yeux avec un beau chien couleur de neige. Au loin passe un camion, sur la route. Un autre chien hurle à la mort.


    Le Gardien
    Il était une fois une île, qui servait de passage, entre le Gwenwed, le « Monde Blanc », siège de la Lumière et le Monde des Ombres.
    Ce passage était infranchissable, hormis une fois par an, pendant sept jours. Les habitants du Gwenwed donnèrent donc mission à l'un des leurs pour garder cette île. L'île était merveilleuse, et le Gardien passait une agréable vie tout le long de l'année, jusqu'à la semaine fatidique, durant laquelle il devait monter la garde sur la plage.
    Tirant sa force de l'île même, le Gardien y était invincible. Ceux des Ombres envoyèrent leurs plus grands champions, qui tous, furent vaincus. C'est alors que Loki, le plus malin, décida de venir affronter en personne le Gardien.
    Mais au lieu de se précipiter sur la berge pour le combattre, il resta dans sa barque et commença à lui parler de la terre des Hommes. Il réussit par sa langue de miel et sa ruse, à attiser la curiosité du Gardien.
    Loki repartit, mais le doute qu'il avait semé dans l'esprit du Gardien le travailla toute l'année. L'île ne semblait plus lui apporter la plénitude. Elle avait beau avoir été créée par Veya, princesse du Printemps Incarné, elle avait beau se laisser toujours découvrir de nouveaux sentiers que le Gardien n'avait jamais foulés, celui-ci ne pensait plus qu'à la terre des Hommes.

    Veya en fut si triste et si inquiète qu'elle vint elle-même sur l'île. Mais il était déjà trop tard. Loki était revenu, avait pu persuader le Gardien de l'accompagner au large, et là, le terrible Ragnar le mit à mort. La dernière chose qu'aperçut le Gardien, coupé de la force qu'il tirait de l'île, fut le visage en pleurs de Veya. Loki n'avait pas menti : le Gardien alla s'incarner sur la terre des Hommes. Il avait tout oublié, si ce n'est ce visage qu'il chercha partout, et ne trouva jamais.

    Jusqu'à ce jour où il tomba à l'eau et s'y noya.


    Heimdall
    « Tu ne te souviens de rien ?
    - Je devrais me souvenir de quelque chose ?
    - Tu ne te demandes pas comment tu t'es retrouvé sur cette plage ?
    - Attends... Je crois... J'avais l'impression que j'aurais dû avoir mal.
    - Tu as eu mal. Terriblement mal. Tu es passé à travers la mort, Heimdall.
    - Je suis... mort?
    - Tu as franchi le dernier voile de la réalité de la terre des Hommes.
    - Tu m'as appelé comment ?
    - Heimdall, te souviens-tu des sanglots de Veya ? »

    C'est comme si un barrage avait explosé, un torrent de souvenir se répand et noie mes pensées. D'abord toute une vie, grise, terriblement inutile mais où toutes les petites lueurs d'espoir qu'on a ensuite rejetées parce que « çà ne tient pas debout » apparaissent comme autant de phares puissants dans un océan démonté.
    Ma tête tiendra-t-elle face à tout cela ? Veya me regarde, son doux sourire m'apaise un peu. Elle est quand même inquiète. Des milliers d'ombres m'ont caché la Vérité, mais mon cœur le savait, il le savait ! Comment s'appelait cet homme qui resta accoudé au bastingage du ferry ? Quelle importance ! Mais le monde était si triste...

    « Le Gardien, c'est moi ?
    - Tu l'as dit.
    - Maintenant, tu vas rester avec moi sur l'île ?
    - Ragnar pourra-t-il mettre le doute entre nous deux ?
    - Il faudrait qu'il ait ton visage.
    - Rien n'est sûr Heimdall, mais quel que soit l'avenir, j'ai confiance en toi. Tu es resté fidèle même dans la confusion du monde des Hommes. Finalement, tu as pu revenir. Ragnar pensait que tu ne pourrais plus que te perdre et devenir à ton tour une ombre.
    - Maintenant, quoiqu'il advienne, les Portes seront défendues. »

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  • Le retour de la Lumière
    Il vécut une vie d'Homme, et comme toi, il passa par des doutes et des espérances, et de nouveaux doutes.
    Il pensa mettre un terme à sa vie, et là c'eut été abandonner la lutte, rejoindre l'Ombre, admettre la toute-puissance du seul néant, et sans le savoir, accorder la victoire à Ragnar, y renonça donc, y repensa, puis accepta son destin.
    Et son destin fut de mourir à cette vie, pour renaître Gardien. Gardien des Portes. Il retrouva son île, sa force, ses armes. Il retrouva Veya, et ils ne se quittèrent plus.

    Pendant son absence, les sujets du Monde Blanc avaient dû se retirer en hâte du front que constitue la terre des Hommes, et affaiblir l'aide qu'ils pouvaient leur amener face aux Ombres, pour garder l'île eux-même. Mais qui pouvait remplacer le Gardien ?
    Ils durent s'y mettre à plusieurs, pour défendre les Portes mêmes du Gwenwed, menacé d'une invasion. Et ce fut heurts et victoires, défaites et beaucoup, beaucoup de sang perdu.
    Pendant ce temps, sur la terre des Hommes, les puissances de l'Ombre étaient pratiquement libres de pousser l'humanité au suicide, à l'angoisse, au désespoir et à la folie.

    Car la finalité de l'Ombre, a toujours été, et sera toujours, de ne pas admettre que la Création puisse devenir parfaite. Ayant renoncé à la perfection de l'Etre, ceux de l'Ombre crurent en une autre perfection: celle du Néant absolu.
    Leur but avoué est de détruire le Gwenwed, détruire le monde des Hommes, détruire la Lumière même, puis, enfin, se détruire eux-mêmes, pour qu'il ne reste rien. C'est leur choix, nous le respectons, mais il est terrible, et nous menace tous.
    Le Gardien était une image de perfection. En envoyant ses adversaires vers le monde du doute, celui des Hommes, il nous donnait une chance de les changer, et de les pousser à renoncer à la destruction.
    Si le Gardien, invincible, peut être vaincu, c'est par sa propre faiblesse, parce qu'il a douté de sa propre mission. O combien plus facile est-ce pour les Ombres de faire douter les humains.
    Sans aide de notre part, ils finiraient par renoncer eux aussi à la Lumière. C'est ce qui faillit arriver, jusqu'à ce que le Gardien revienne et que nous pûmes à nouveau intervenir ici-bas. Alors la Lumière put briller plus forte sur ce monde-ci, dans lequel tu vins au monde, Ingrid.    


    Préparation    
    L’arme était magnifique. Admirablement légère et souple, comme d’or, mais plus solide que l’acier. Il la soupesait, et de la manier ainsi, des souvenirs d’avant une vie revinrent en désordre. Des sensations oubliées d’excitation, de combats, remontèrent en lui comme de puissants prédateurs surgissant du fond de la mer.
    Cela l’effrayait presque.
    « Tu es né pour le combat, n’ai pas peur de ces impressions qui te paraissent nouvelles. C’est ta personnalité réelle qui ressurgit. Et c’est un plaisir de te retrouver, égal à toi-même ! »

    Le nain me regardait, juché sur une souche d’arbre, l’air mi-goguenard, mi-attendri.
    « Mais bon sang, il va me falloir te faire redécouvrir l’escrime ! Tu as l’air d’un cochon qui voudrait marcher sur deux pattes !
    - Oh hein ! Si tu crois que c’est facile après toute une vie d’absence… »
    Veya riait et son sourire était comme un scintillement pour le cœur de Heimdall.
    En fait la plaisanterie de Fenryr ne l’avait absolument pas touché. Il se sentais bien au milieu d’eux et la perspective de redécouvrir des forces cachées en lui lui semblait un haletant défi.
    «  Et quand pourrais-je enfiler l’armure ? »

    Le nain fit mine de se gratter son épaisse moustache aux couleurs de châtaigne.
    « Patience, mon ami ! Un tel honneur se mérite. Il va te falloir t’entraîner pas mal avant de pouvoir être digne de ta panoplie. Sais-tu que le casque à lui tout seul fut créé d’un rêve du Maître forgeron ? Qu’il a fallu une armée de nains se relayant sans arrêt pendant un temps formidablement long pour le marteler et le forger tandis qu’il irradiait sur la lave en fusion ?
    - Fenryr !
    - Euh oui Belle Dame ? »
    Il avait perdu son expression de sagesse mystérieuse dès que la douce mais profonde voix de Veya l’avait interrompu.
    « Ne crois-tu pas que comme l’épée, l’armure et le casque pourraient ramener en lui ses anciens souvenirs de manière encore plus efficace ?
    - C’est… C’est possible, mais il risque de ne plus avoir besoin de mes leçons alors… »


    La bataille
    « Heimdall réapprit tout ce qu’un guerrier devait savoir, et au-delà, sous la direction de son ami et maître d’arme, Fenryr le Nain. Il apprit aussi qu’il n’aurait à dégainer son épée que sept jours par an. Mais que durant ce temps il ne la rengainerait jamais et que tous les risques étaient possibles.

    Quand vint le premier jour de l’affrontement depuis son retour, l’Ennemi ignorait encore que le Gardien était à nouveau là.
    Quinze Jitls chargés d’établir une tête de pont arrivèrent dans un navire. Ils furent éparpillés lestement. Heimdall était sûr de sa force.
    - Les Jitls ?
    - Des êtres de forme humaine mais à la peau, à la chevelure et à la barbe vertes comme les feuilles. Cela ne te rappelle rien ? »
    Elle eut l’impression qu’Ounri-le-Loup-Blanc lui fit un clin d’œil. Sa voix mélodieuse reprit dans la tête d’Ingrid.

    « Le second jour fut pourtant fatal. C’est Ragnar en personne, le plus terrible guerrier de l’Ombre qui vint. Et il n’était pas seul. La sorcière Magran l’accompagnait.
    Elle lança un geis, un sort, qui devait obliger Heimdall à venir se battre avec Ragnar. Mais ceci n’était qu’une partie du plan. Ragnar ne bougerait pas du navire, et Heimdall serait obligé de venir le chercher, en quittant l’île et son pouvoir…
    - Je m’en souviens ! Le rêve ! La plage, la barque et tout le reste !
    - Oui, oui… Et tout le reste. Pour contrer ce terrible sort, il fallut l’intervention de la magie de Veya.
    - De Veya ? Mais…
    - Tu commences à comprendre, Ingrid. Veya força Ragnar à débarquer sur l’île.
    Magran ne put répondre, elle n’était pas assez folle pour risquer d’entraîner des tabous et des obligations paradoxaux qui pouvaient aboutir au chaos total.
    Mais Ragnar ne se démonta pas. Il mit pied à terre, dégaina son glaive, mais en frappa Veya et non le Gardien. Son devoir était rempli et son honneur sauf, et il put repartir la tête haute. Il n’avait pas l’intention de se laisser entraîner dans un duel perdu d’avance avec Heimdall. Celui-ci d’ailleurs, complètement pris au dépourvu, tentait inutilement de retenir le sang qui abandonnait la Déesse du Printemps laissée sans vie… Et un geis flottait toujours sur lui.
    - Mais dans mon rêve… Veya, c’était… »


    Interlude
    Ingrid ne put achever sa phrase. Un bruit de pas écrasant les feuilles et les herbes se faisait entendre. Ounri disparut dans les fourrées.
    La fille était complètement bouleversée par ce qu’elle entrevoyait. Le flot de pensées divergentes réapparut. Elle était pâle à mourir. Un randonneur tardif déboucha sur la clairière. La voyant ainsi, il fut inquiet et en même temps, charmé de sa beauté délicate.
    « Tout va bien mademoiselle ? »
    L’homme devait être un peu plus âgé qu’elle, les cheveux blonds coupés courts mais avec une barbe bien taillée. Il ne manquait pas d’une certaine élégance, pensée qui sembla incongrue au beau milieu du chavirement mental qu’était en train de subir Ingrid.

    La voix se fit plus pressante :
    « Est-ce que vous avez besoin d’aide ? Vous vous sentez mal ?
    - Euh non… ce n’est rien, merci. Juste un mauvais passage. Un… Un étourdissement voilà !
    - Vous pouvez dire que vous m’avez fait peur. Vous aviez l’air si pâle.
    - Je vous assure, cela va mieux maintenant »
    Elle avait terriblement envie d’entendre - était-ce le bon mot d’ailleurs - la suite du récit de Ounri, mais à le voir si proche, elle n’avait pas tellement le désir que ce bel inconnu sorti de nulle part reparte. Et il faut dire que c’était réciproque.
    « Bon. Bien… Je ne vais pas rester plus longtemps… Il se fait tard et le soleil n’en a plus pour longtemps.
    - Ah ?…
    - Encore que je vais repartir inquiet après vous avoir vue dans cet état, toute seule en pleine forêt. Au risque de vous paraître un peu lourd, je… »

    Ses manières raffinées, même si elles étaient en général redevenues de mode, ne manqua pas de l’impressionner encore plus favorablement.
    « Je ne me sentirais à l’aise que si je pouvais vous raccompagner, au moins jusqu’à ce que vous soyez dans un endroit plus fréquenté. »
    Que faire ? Pour une fois qu’un bel homme parlait autrement qu’en souriant stupidement comme pour une publicité de dentifrice ! Elle avait pendant si longtemps désiré rencontrer quelqu’un comme çà. A part Nidra, mais lui, c’était différent…
    Nidra !

    « Non, je suis vraiment désolée mais j’attends quelqu’un.
    - Ah… Bon, dans ce cas. »
    Il avait l’air vraiment d’être soudain désenchanté. Il avait sans doute cru à un rendez-vous galant.
    Il repartit non sans s’assurer encore de temps en temps qu’elle allait bien. Ingrid regretta aussitôt sa rudesse, mais elle devait revoir Ounri.


    Décision
    Le froid était mordant. Il pénètrait dans la chair, c’était comme si le blizzard hurlait en lui. Ses mains étaient collées à la garde de son épée. En face de lui, la tête gelée du Jitl le regardait encore de ses yeux rouges, démesurément ouvert.
    « Je t’en prie Gardien, garde courage. Nous n’allons pas la laisser seule là où se trouve maintenant. Nous partirons à sa recherche. Nous la retrouverons.
    - Fenryr… Oh Fenryr ! Deux ans déjà. Le Jour est revenu, et nous n’avons eu aucune nouvelle. Cela va être le septième matin. Matin ! Il n’y a plus ni nuit ni jour ici. Juste l’Hiver perpétuel. C’est la dernière chance d’y aller avant encore un an.
    - Tu ne peux pas y aller, tu le sais bien.
    - Pourrais-je, et toi-même, pourrons-nous encore longtemps vivre ici alors qu’elle n’est plus là ? Regarde, mais regarde donc Fenryr ! La glace a tout recouvert. La mort règne. Malgré tout j’attendrais. Encore. »

    Le matin, pâle lueur sur la mer, arriva. Fenryr était reparti, laissant le Gardien à sa propre lutte. A ses deux luttes : contre le nouvel assaut qui ne tarderait pas, et contre lui-même et son terrible désir de retrouver Veya.
    Mais la manœuvre de l’Ennemi fut encore plus terrible que tous les assauts des Enfers.
    Une barque apparut à l’horizon.

    Solitaire, elle paraissait vide. Lentement, elle glissa sur l’eau et s’arrêta sans un bruit contre la fine bande de sable qui restait visible entre la mer et la neige.
    Heimdall restait en alerte. Il attendit un moment. L’ennemi était-il invisible ? Il s’approcha prudemment de l’embarcation. Personne n’était tapi à bord. Et puis soudain il comprit tout le stratagème.
    La barque était là, terrible tentation lui offrant le passage tant désiré vers l’Autre rive, vers la terre des Hommes.
    Il lutta. Lutta toute la journée. Il savait que ce long jour prendrait fin, et avec lui le danger. Il lutta jusqu’au bout. Jusqu’à avant la dernière minute avant la fermeture fatidique entre les mondes.

    Alors il succomba.


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  • Un choix
    Ounri revint aussi rapidement qu’il avait disparu. Ingrid en fut rassurée.
    « Tu as bien fait de le renvoyer.
    - Pourtant cet homme ne me voulait aucun mal.
    - Avec les meilleures intentions du monde, on peut parfois obtenir les pires résultats. J’ai senti combien il t’avait troublée. »
    Elle ne put s’empêcher de rougir à l’idée qu’il avait pu entendre toutes ses pensées, même s’il n’était qu’un chien.
    « Il est heureux qu’un tel événement arrive en ma présence. A propos, je ne suis pas juste un chien quelconque… Plus sérieusement, la vie peut vouloir te retenir Ingrid, je sais que c’est difficile à admettre, mais toi tu dois aller vers autre chose.
    - C’est-à-dire que je dois retrouver le Gardien, n’est-ce pas ?
    - Il t’attend, Veya. Il t’attend depuis que tu as expiré dans ses bras pour renaître en ce monde.
    - C’est bien ce que ce rêve m’avait fait entrevoir. Je suis, ou plutôt j’ai été Veya. Pourtant je dois avouer que j’ai du mal à l’admettre. Et puis qu’est-ce que cela veut dire rejoindre le Gardien ? Il me faut mourir ?
    - Il est d’autres moyens moins terribles pour accéder aux Portes. Dans un certain sens pourtant, il aurait été plus facile pour toi de mourir, car alors cela aurait été une fatalité. Mais on ne force jamais la fatalité. Surtout pas lorsque la vie est en jeu.
    - Plus difficile que de mourir ?
    - Dans un sens. Dans quelques temps ce sera Samain.
    - Samain ? La vieille fête celtique des morts ?
    - Vous avez au moins encore conservé un nom que nous connaissons aussi. Il te faudra me suivre jusqu’à un endroit particulier, Ingrid-Veya, et une fois là-bas, tu embarqueras pour ne plus revenir ici.
    - Mais… Mais j’ai une vie ici moi, une profession, un appartement…
    - C’est pour cela que je te disais que ce ne serait pas facile. Tu as encore le temps de bien y réfléchir, bien que si tu manque le Jour des Défunts cette année, la tâche soit encore plus dure pour le Gardien, et conséquemment, pour nous tous. Mais tu restes libre de choisir : seras-tu Ingrid, ou bien Veya ?


    Rencontre d’un autre temps
    Une petite jeune femme, robuste mais non sans charme, faisait ce matin là des relevés pour le compte de l’Office fédéral d’observation de l’écosystème. Il commençait à faire froid en ce début de novembre, mais sa tâche la passionnait et elle n’y faisait pas attention. La mer était calme, seules quelques vagues berçaient la brume matinale de leur doux ressac.
    Elle ne remarqua le son du cor qu’au bout d’un long moment. D’habitude, la corne de brume des navires faisait sursauter mais ici, on aurait dit que le bruit sourd émergeait peu à peu de cette même brume.
    Elle se rendait compte que ce son l’avait accompagnée depuis un moment sans qu’elle en prenne conscience, comme s’il faisait partie de la nature. Pourtant il était assez sinistre.

    Elle regarda un instant le brouillard sur la mer, quand soudain son attention se fixa sur une ombre. On aurait dit…
    Oui, une petite embarcation. Elle semblait haut de proue.
    A mesure qu’elle se rapprochait, elle distinguait une silhouette debout, dans un équilibre et un immobilisme qui lui semblait n’avoir rien de naturel vu l’instabilité habituelle d’un tel navire. De plus elle n’entendait ni moteur, ni rames, et ne distinguait aucune voile. Il n’y avait qu’un vent trop faible pour disperser la brume.
    De vieilles légendes remontèrent dans son esprit, et curieusement, elle n’eut pas peur lorsqu’elle commença à distinguer l’éclat brillant de l’or dont semblait vêtue la silhouette.
    Un guerrier droit comme une colonne, les deux mains posées sur le pommeau d’or de sa longue épée qu’il tenait verticalement, tout habillé d’or, lui fit bientôt face à bord d’un navire à la proue sculptée en tête de dragon.
    Elle se sentait complètement envahie par un intense soulagement.


    Menaces
    Ounri marchait dans les bois sombres. Il avait quitté Ingrid, pourrait-il retrouver Veya ? Il n’ignorait pas que dès que la jeune fille se retrouverait seule, elle aurait à faire face à elle-même d’abord, à ce monde ensuite, mais surtout aux mille et une embûches que l’Adversaire, Nidra en tête, ne manquerait pas de semer sur sa route.
    C’était ainsi. Les Règles devaient être respectées, il était intervenu, il devait maintenant laisser le monde intervenir. Cela dit Nidra était intervenu en personne avant que lui, Ounri-le-Loup-Blanc, n’agisse directement. Ainsi la balance était-elle rééquilibrée. Il ne lui avait pas encore expliqué qui était réellement Nidra. Mais le pouvait-il ? Il y avait tant de nouvelles choses déstabilisantes qu’elle devait incorporer… Elle se méfiait de Nidra, c’était déjà çà pour le moment.
    Tout à ses pensées, le chien ne vit que trop tard le regard noir qui lui faisait face au-dessus du sentier.
    « Gohnn ! »
    Le molosse noir montra les dents comme s’il souriait d’un mauvais rictus.
    « Nidra va donner son guerrier à l’Ingrid. Comme cela elle ne soupirera plus après ce pantin de Heimdall. »
    Il bava.
    « Le… L’inconnu dans la clairière ! Devant moi en plus !
    - Oui, devant tes yeux qui deviennent aveugles. Tu te fais trop vieux Ounri. Je vais me faire une joie de te renvoyer à la terre que tu n’aurais jamais dû quitter ! »
    Au moment même où il se préparait à lui sauter sur le cou pour l’égorger, Gohnn reçut un coup violent sur la tête et s’abattit comme une masse sur le côté.

    Ounri eut juste le temps de voir une ombre ramenant vers elle un bras musclé, sans doute après avoir lancé avec force un projectile sur le chien-loup. Ce dernier se releva, mais il avait perdu son avantage. Ounri ne lui laissa pas le temps de réagir.
    « Par le sang de Veya qui fut versé, le sang appelle le sang, aussi Gohnn, loup maudit, meurt et renaît chiot fragile et misérable ! »
    Tout en prononçant intérieurement son imprécation, il planta ses crocs dans la nuque de son adversaire qui se brisa d’un coup. Mais lorsqu’il se retourna, son sauveur inespéré avait disparu.


    Désillusions ?
    Je me rendis soudain compte de l’acte terrible que je venais de perpétrer. En face de moi il y avait une fille de ce monde, qui venait de voir ce qu’elle n’aurait jamais dû apercevoir en cette vie. De plus, comment retrouver Veya ? Quels étaient son nom et son apparence actuels ? Tout cela était ridicule, rocambolesque, et terriblement coûteux.
    Que faire ? Rebrousser chemin ? Mais c’était trop tard, il avait interféré avec ce monde, et tel ne devait pas être le rôle du Gardien.
    La fille, dans un habit qui faisait penser à un uniforme, une casquette fourrée vissée sur la tête, le regardais, n’osant bouger d’un petit doigt. Elle semblait avoir terriblement peur que tout disparaisse d’un coup et respirait à peine. Mais l’homme, ou elle ne sait quoi qui se trouvait sur la grève en face d’elle ne semblait plus aussi hiératique et terrible. Il avait plutôt l’air désemparé, ennuyé. Peut-être même désabusé.

    « Bienvenue en Norvège. »
    C’était la seule chose qu’elle avait trouvé à dire. L’homme la fixa attentivement.
    « Vous ne parlez peut-être pas ma langue ? L’anglais peut-être ? »
    Mais la réponse apparut dans son esprit, comme les images d’un rêve éveillé, et sans qu’il fut nécessaire d’utiliser des mots.
    Elle vit un visage, un visage de femme, très belle et rousse. Elle vit un homme désespéré, parti sur la mer à sa recherche. Elle comprit que sa quête avait quelque chose d’impossible.
    Comment trouver une personne en connaissant si peu d’elle ?
    « Je ne sais pas qui vous cherchez. »
    La conversation s’ébaucha, plus directe.
    « Je l’imagine, rassure-toi. Peut-être peux-tu cependant me renseigner sur le monde. Tu t’en doutes, je ne viens pas d’ici. Où en est la guerre ? A-t-elle éclaté ?
    - La guerre ? Quelle guerre ? Ah, vous voulez parler de la Crise, il y a quatorze ans ? »
    Le choc fut énorme. Quatorze ans ? Je suis mort pour ce monde voici deux de mes années. Comment le temps pouvait-il passer si différemment ici ?
    « C’est vrai que mes parents y ont cru à la guerre. J’étais petite à l’époque. Mais les choses se sont arrangées. Comme par miracle. La situation s’est redressée, lentement d’abord, puis de plus en plus rapidement. Mais même sans la guerre qui nous menaçait tous, le monde était dans un sale état et on continue aujourd’hui à le reconstruire. C’est comme si… Comme si aux idées noires avaient succédé des idées belles ! »
    Ainsi pouvais-je constater l’effet de ma garde. C’était d’autant plus cruel que désormais le Gardien était coincé hors des Portes. Pour combien de temps, si sept ans ici valent à peine une seule année chez moi ?
    Pourtant l’imperceptible sourire de cette petite femme m’apaisa.

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