• Entretien Confidentiel II

    Mais il faut que vous sachiez que je suis loin d’être incollable en littérature, et que je suis bien incapable de citer le dernier Goncourt. Je lis uniquement ce qui m’attire, et un livre qui ne m’attirait pas jusqu’alors peut soudain m’intéresser. Tenez, par exemple, la Mare au diable de Georges Sand. Un beau jour, le titre m’a parlé, alors qu’il ne me disait rien auparavant. Je l’ai lu, et je ne l’ai pas regretté.
    - Georges Sand ? »
    Je me rendis compte qu’inconsciemment ou non, j’avais opté pour un écrivain on ne peut plus ambigu, une femme qui a toujours voulu incarner un homme.
    « Ce n’est pas une mauvaise découverte… Lorsque j’avais l’air de dire que votre C.V. ne m’intéressais pas, j’ai un peu exagéré. En fait, vous ne vous ne contentez pas de lire. Je lis ici que vous écrivez ? »

    Incroyable ! La rubrique « hobbies » maintenant. Le genre de chose dont d’habitude on se soucie le moins du monde lors d’un entretien.
    « Ecrire... Oui, bon enfin, je ne suis pas non plus un romancier. Sinon je ne serais pas ici.
    - Ce serait dommage. Quelqu’un qui écrit connaît forcément la valeur d’un livre. Quelqu’un qu’un ouvrage a appelé me semble précieux dans une librairie comme la mienne. Car il vous faut savoir que cette librairie-ci est un peu… spéciale. Nous n’avons que peu de clients. Nous ne cherchons pas à les attirer d’ailleurs. Il faut qu’eux aussi se sentent appelés. Vous avez dû constater que ma vitrine est à peine visible. Ici tout fonctionne sur le bouche-à-oreille et le hasard.
    - Et cela marche ?
    - Croyez-vous que j’aurais besoin de quelqu’un si ce n’était pas le cas ? Mais comme vous le voyez, le mot marketing ne cadre pas avec mon activité. Et c’est justement parce qu’il est totalement absent de votre curriculum qu’il m’a intéressé. Vous voyez cette liasse à ma gauche ? Ce sont autant de commerciaux, de vendeurs spécialisés, de professionnels de la vente. Je ne dis pas que beaucoup ne sont pas passionnés par les livres. Mais leur notion du temps et du rendement ne correspond pas à la réalité de l’écriture. Pour moi en tous cas. Et pour ceux qui viennent ici aussi, je puis vous l’assurer. »
    Ses yeux s’ouvraient encore plus sur ces mots, et la pureté de gemme de son regard me transperça véritablement.
    « En définitive - passez-moi l’expression – vous êtes une sorte d’historien raté ? »
    Nouveau coup de poing. Décidément Claude Séverac n’avait pas la langue dans sa poche.
    « Disons que la muse Clio m’est assez intime, mais cette relation un peu trop poétique ne plaît pas forcément dans le milieu universitaire. On y veut des résultats, tout de suite… Or la muse se courtise, se fait connaître et ne se dévoile que progressivement. C’est une longue histoire d’amour et cela ne se résout pas selon un calendrier établi.
    - Vous êtes bien un poète monsieur Guillaume Chandler. Vous n’êtes pas vraiment fait pour une époque comme la nôtre. Tout tout de suite. Efficacité et rapidité. On y est cela dit plus souvent pressé qu’efficient. Je vous offre donc une chance d’intégrer ma librairie, où vous constaterez, si vous restez, que le temps s’y repose un peu, et sans risque. »

    Je répondis par un grand sourire béat. Je ne me souviens que confusément de ce qui s’est passé ensuite, tant je nageais dans un bonheur sans nom. Toujours est-il que je me suis retrouvé chez moi, dans ce petit studio qu’il devenait de plus en plus difficile de conserver, sachant que désormais je pourrais payer mes dettes tout en travaillant selon un mode (il est vrai encore mystérieux) que je ne croyais plus exister en ce vingt-et-unième siècle.
    Je caressais amoureusement mes livres rassemblés çà et là dans des cartons, sans pouvoir m’empêcher de penser au visage extraordinairement attachant de mon nouvel employeur, qui restait toujours aussi délicieusement troublant d’ambiguïté.
    Peut-être était-ce une femme qui tenait à passer pour un homme ? Mais au fond avais-je vraiment envie de connaître la vérité ? Pour éviter toute déception, je décidais d’accepter ce petit jeu sans chercher à démasquer le personnage. Je commençais le lundi suivant, fort tôt d’ailleurs, mais Claude m’avait assuré qu’il était nécessaire de pouvoir établir certaines bases de départ et que cela prendrait du temps. Mieux valait donc commencer au plus tôt, le maître mot étant de laisser le temps au temps. Et j’avais tout mon temps.

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