• Veya
    « Tout te semble-t-il comme il le faut ? »
    La question est vraiment superflue. Les mains sur le balcon de bois, je feins d'admirer les nuages blancs sur la mer, qui se perd dans l'infini. Je n'ose même pas me retourner, tant j'ai peur que comme une bulle de savon, tout ceci n'éclate et ne disparaisse.
    La déesse - mais le mot me fait trop penser à l'une de ces statues grecques, belles mais froides comme le marbre dans lequel elles sont taillées - s'est entretenue avec moi, et me demande si tout va bien !
    Je risque un oeil. Elle est toujours là, ce n'est pas un mirage.
    « Je ne sais quoi dire... en fait... euh »
    Comme réponse, c'est drôlement bien réussi.
    « Tu ne te demandes plus qu'est-ce que tu fais ici ?
    - Tout est si... si enchanteur ici, que j'avoue que je n'éprouve pas le besoin de poser des questions.
    - Certes, le cadre est agréable, et j'espère l'être aussi. »

    A ce discours, je manquais de m'étrangler. Mais bien sûr qu'elle l'est !
    « J'ai vu tout à l’heure bien des fleurs égayer mon chemin, mais elles se sont aussitôt fanées lorsque j'ai vu vos yeux. »
    Mais d'où avais-je bien pu sortir une telle tirade moi ?
    Elle rit. « Et bien ! Si en si peu de temps tu te trouves déjà mieux au point  d'être poète, tant mieux. Mais j'aimerais te dire deux choses : d'abord, tutoie-moi comme je le fais pour toi, car nous sommes égaux tous les deux, et ensuite, sache bien que malgré toute la beauté de cette île », elle rougit, « et puisque tu le dis, malgré ma présence, tout n'y est pas toujours simple et agréable.
    - Difficile à croire.
    - Il vaut mieux que tu le saches tout de suite. Tu n'es pas encore au paradis. »

    Le... paradis ? Mais au fait, c'est vrai que tout ici est merveilleux, on dirait un Eden, c'est si beau...
    Que je ne me suis même pas demandé où je suis !
    « Attends un peu ? Tu n'es pas un mirage, tu ne vas pas disparaître comme çà, et tout le reste avec ?
    - Rassure-toi, dans l'instant présent, rien ne peut nous menacer, toi ou moi, et l'île toute entière est en sécurité. »


    La clairière
    Elle en pleurait maintenant. « Comme une gamine » pensait-elle.
    « Comme un ange » lui répondit une autre pensée.
    Ingrid releva la tête. Non, il n'y avait personne. Elle ne savait plus si elle avait parlé tout haut.
    « Voilà que je perds la tête maintenant !
    - Mais est-ce vraiment la tienne ? »
    Elle envoya le journal valser au milieu de la clairière.
    « Mais qu'est-ce que c'est que tout çà à la fin ! »

    Un bruissement, en provenance des fourrés la calma aussitôt. Mon Dieu, si quelqu'un avait encore été témoin... Un magnifique chien blanc aux longs poils sortit tranquillement de sous les buissons, alla vers le journal, le renifla, et le pris dans sa gueule.
    « Le chien ! Allons le chien ! Rapporte le cahier, rapporte ! »
    Ingrid redoutait qu'il ne le déchiquète. Celui-ci se contenta de la regarder en émettant un petit glapissement. « Allons, gentil chien... »
    Elle n'osait pas se lever. Toujours se méfier des apparences. C'est Nidra qui l'avait dit. Le chien émit effectivement un grognement à ce moment-là, et sembla s'éloigner, toujours avec le cahier dans sa gueule.
    « Il ne t'a pas dit de te méfier aussi de ce qu'il peut dire ? »

    A nouveau une pensée totalement incongrue. Et le chien ?
    « Bon, après tout, tu es peut-être bien aussi gentil que tu es beau, mon chien ! »
    Elle allait se lever. Le chien accourut vers elle, et elle ne put s'empêcher de reculer légèrement. Mais le chien déposa simplement le journal - intact - à ses pieds, et s'assit à son tour, regardant Ingrid, assise sur une grosse pierre plate. Elle reprit l'objet.
    « Brave toutou, va !
    - Brave, peut-être, mais « toutou », merci !
    - Mais je perds la boule moi ou quoi ? Qui pense, là ? C'est moi ou quelqu'un d'autre ?
    - Ingrid, je te pris, un petit effort. Je ne vais quand même pas aboyer, non? Tu risquerais de ne pas franchement comprendre.
    - Tu... C'est toi que j'entends dans ma tête ?
    - C'est pas trop tôt. Bonjour, moi c'est Ounri-le-Loup-Blanc, serviteur.
    - Non ?
    - Je n'allais pas m'appeler Ounri-le-Loup-Noir, non?
    C'est déjà pris par Gohnn, le caniche de Nidra.
    - Le... caniche ? Tu as bien vu ses canines, Ounri ? (Voilà que je discute avec un chien qui se prend pour un loup maintenant).
    - Pire, je les ai déjà senties !
    - C'est sûr que si tu l'as appelé comme çà, il n'a pas dû aimer... Bon, puisque je suis en plein délire, tu vas peut-être pouvoir m'expliquer certains mystères ?

    Dans la clairière, alors que les ombres s'allongent, une jeune femme aux longues nattes rousses, assise sur une pierre moussue, reste yeux dans les yeux avec un beau chien couleur de neige. Au loin passe un camion, sur la route. Un autre chien hurle à la mort.


    Le Gardien
    Il était une fois une île, qui servait de passage, entre le Gwenwed, le « Monde Blanc », siège de la Lumière et le Monde des Ombres.
    Ce passage était infranchissable, hormis une fois par an, pendant sept jours. Les habitants du Gwenwed donnèrent donc mission à l'un des leurs pour garder cette île. L'île était merveilleuse, et le Gardien passait une agréable vie tout le long de l'année, jusqu'à la semaine fatidique, durant laquelle il devait monter la garde sur la plage.
    Tirant sa force de l'île même, le Gardien y était invincible. Ceux des Ombres envoyèrent leurs plus grands champions, qui tous, furent vaincus. C'est alors que Loki, le plus malin, décida de venir affronter en personne le Gardien.
    Mais au lieu de se précipiter sur la berge pour le combattre, il resta dans sa barque et commença à lui parler de la terre des Hommes. Il réussit par sa langue de miel et sa ruse, à attiser la curiosité du Gardien.
    Loki repartit, mais le doute qu'il avait semé dans l'esprit du Gardien le travailla toute l'année. L'île ne semblait plus lui apporter la plénitude. Elle avait beau avoir été créée par Veya, princesse du Printemps Incarné, elle avait beau se laisser toujours découvrir de nouveaux sentiers que le Gardien n'avait jamais foulés, celui-ci ne pensait plus qu'à la terre des Hommes.

    Veya en fut si triste et si inquiète qu'elle vint elle-même sur l'île. Mais il était déjà trop tard. Loki était revenu, avait pu persuader le Gardien de l'accompagner au large, et là, le terrible Ragnar le mit à mort. La dernière chose qu'aperçut le Gardien, coupé de la force qu'il tirait de l'île, fut le visage en pleurs de Veya. Loki n'avait pas menti : le Gardien alla s'incarner sur la terre des Hommes. Il avait tout oublié, si ce n'est ce visage qu'il chercha partout, et ne trouva jamais.

    Jusqu'à ce jour où il tomba à l'eau et s'y noya.


    Heimdall
    « Tu ne te souviens de rien ?
    - Je devrais me souvenir de quelque chose ?
    - Tu ne te demandes pas comment tu t'es retrouvé sur cette plage ?
    - Attends... Je crois... J'avais l'impression que j'aurais dû avoir mal.
    - Tu as eu mal. Terriblement mal. Tu es passé à travers la mort, Heimdall.
    - Je suis... mort?
    - Tu as franchi le dernier voile de la réalité de la terre des Hommes.
    - Tu m'as appelé comment ?
    - Heimdall, te souviens-tu des sanglots de Veya ? »

    C'est comme si un barrage avait explosé, un torrent de souvenir se répand et noie mes pensées. D'abord toute une vie, grise, terriblement inutile mais où toutes les petites lueurs d'espoir qu'on a ensuite rejetées parce que « çà ne tient pas debout » apparaissent comme autant de phares puissants dans un océan démonté.
    Ma tête tiendra-t-elle face à tout cela ? Veya me regarde, son doux sourire m'apaise un peu. Elle est quand même inquiète. Des milliers d'ombres m'ont caché la Vérité, mais mon cœur le savait, il le savait ! Comment s'appelait cet homme qui resta accoudé au bastingage du ferry ? Quelle importance ! Mais le monde était si triste...

    « Le Gardien, c'est moi ?
    - Tu l'as dit.
    - Maintenant, tu vas rester avec moi sur l'île ?
    - Ragnar pourra-t-il mettre le doute entre nous deux ?
    - Il faudrait qu'il ait ton visage.
    - Rien n'est sûr Heimdall, mais quel que soit l'avenir, j'ai confiance en toi. Tu es resté fidèle même dans la confusion du monde des Hommes. Finalement, tu as pu revenir. Ragnar pensait que tu ne pourrais plus que te perdre et devenir à ton tour une ombre.
    - Maintenant, quoiqu'il advienne, les Portes seront défendues. »

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  • La peur n'est pas une bonne conseillère...
    « Ne te laisses pas décourager par les apparences » il caressait en même temps la bête.
    « Ce chien n'est pas si méchant qu'il n'y paraît... Vas-y, touche-le ! »
    Ingrid avança prudemment la main. Le chien-loup ne broncha pas.
    « Tu te rappelles la première fois que je t'ai adressé la parole ? A voir ta tête, on aurait dit que j'étais un détraqué !
    - Avec un chien comme celui-ci (elle le gratifia d'une caresse, encore peu rassurée à l'égard de l'animal) et un maître comme celui-là, il y avait bien de quoi avoir peur non ?
    - J'avoue que je peux sembler assez étrange, mais pour qui sait m'écouter, il découvrira que je suis plus proche peut-être que son propre voisin. »

    Elle ne l'avait plus revu depuis sept ans. A l'époque, elle avait eu une sacré frousse et évita pendant longtemps de retourner en solitaire dans les bois. Elle en avait même voulu à ses rêves : après tout, à vivre dans un monde imaginaire, et à force d'y croire, on ne se rendait même plus compte des dangers réels. Du coup, elle y fit moins attention, puis elle les oublia.
    Il y a quelques jours, elle l'avait à nouveau rencontré, toujours le même ; mais son air de mystère, ses vêtements sombres, sa canne, et il faut bien l'avouer, son charme d'homme mûr l'avait attiré, peut-être parce qu'elle-même avait changé depuis.
    Il y a sept ans, il lui était apparu un peu comme l'ogre des contes de son enfance. Aujourd'hui, il était plutôt fascinant. C'était en ville, à la sortie de son travail qu'elle l'avait aperçu - sans son chien - et il l'avait aussi reconnu. Ils ont discuté, et lui a proposé de se revoir. Et ils étaient là, au soleil d'une belle matinée de samedi, sur la terrasse d'un agréable bar qui dominait le fjord.
    « Un jour il faut savoir renoncer à l'enfance, et accepter de se lancer dans le grand inconnu. Le monde tel qu'il est n'est-il pas beau ? Pourquoi essayer d'en inventer un autre ?
    - J'étais jeune encore. Mais je crois que si ce jour-là tu ne m'avais pas un peu secouée, je serais encore à soupirer sur un vieux cahier raturé. Mais toi, dis-moi, tu n'as pas beaucoup vieilli en sept ans ? »
    Ses yeux semblèrent briller une fraction de seconde.


    ...encore que
    La plage! Elle me dit quelque chose... Mais elle n'a rien de froid.
    L'eau clapote sur le sable... Le cor, le cor résonne ! Je me tourne vers... Lui !
    Mais il n'existait plus ! Pourquoi veut-il encore me faire souffrir ?
    Il a toujours son armure d'or. Il me regarde, mais il ne semble pas entendre mes paroles. Au contraire, il me sourit, derrière les protections de son casque. Il s'appuie sur la garde d'une épée, qui semble d'or aussi. Et il regarde vers la mer.
    Une barque arrive. C'est LA barque. Mais il n'y a pas les trois barbus dedans. Il y a un guerrier, en noir et argent, aux cheveux noirs, l'air mauvais. A côté de lui, il y a aussi une femme.
    Elle ne bouge pas, lui paraît impatient :
    « Viens, mesurons-nous à égale force, au-delà de la mer ! Heimdall le Grand serait-il aussi Heimdall le lâche ? »
    A côté de moi, je le sens tressaillir sous l'insulte, mais il me regarde... Je crois que je lui souris, et il me sourit à nouveau.

    En face, sur la barque à la proue de serpent, la femme lève soudain la main droite : « Que la lâcheté et la honte se répandent sur toi, Heimdall, si tu n'oses pas croiser le fer avec Ragnar ! »
    Cette fois, je sens qu'il a besoin d'aide. « Et que la vermine fasse tomber ta main droite, Ragnar, si tu ne viens pas te battre sur cette île ! »
    Je ne sais même pas d'où sont venus les mots. Mais je crois que c'est moi qui les ai prononcés. Il vient. C'est un vrai colosse, il dégaine son épée, mais le guerrier d'or paraît absolument invincible. L'autre enrage, il se tourne vers moi... tout se brouille.
    « Mon épée est rougie du sang de son ennemi, peu importe que cela ne soit pas le tien Heimdall, elle peut sans honte rentrer dans son fourreau. J'ai rempli le devoir que j'avais envers le sort de Veya. Tant pis pour elle. »


    Nouveau réveil
    Heimdall. Il s'appelle Heimdall. Ingrid ne cessait de revoir la scène de son rêve. Tout avait paru si clair, si proche, si vrai ! Pourtant elle avait renoncé à chercher, à comprendre, voilà sept longues années.
    Non, elle ne pouvait pas. Elle ne pouvait pas tout à nouveau remettre en question !
    « Un psy, d'urgence ! Il faut que je voie Nidra. Lui et ses réflexions bizarres, il pourra trouver qu'est-ce qui cloche dans ma tête. »
    Il lui avait laissé son numéro de téléphone. Enfin, elle ne pouvait pas l'appeler à cette heure de la nuit pour un simple cauchemar...
    Le flot de pensées désordonnées s'arrêta net.

    Un cauchemar ? Mais elle n'appelait pas ses rêves comme cela lorsqu'elle était plus petite ! Il lui avait sourit, et ce sourire la confortait, dans cet univers étrange. Alors que dans cette réalité familière, hier, sur la terrasse, l'étrange sourire de Nidra avait quelque chose d'angoissant.
    Elle se leva alors, alluma la lampe de chevet, ouvrit une armoire, fouilla un moment et en ressortit un carton. Elle l'ouvrit. Dedans, il y avait plusieurs vieux souvenirs, et aussi un cahier. Malgré tout, elle ne l'avait jamais jeté. Au petit matin, la lumière s'éteignit enfin. Nous étions dimanche. Vers midi, elle alla prendre son vélo, et sortit en trombe de la petite ville.

    Automne. La douceur du soleil à travers les arbres. Elle était là, comme avant, assise au centre de la clairière, son précieux journal ouvert. Et tous les rêves qui l'avaient marquée. Dans l'un d'eux, le guerrier à l'armure d'or était agenouillé sur une plage, et entre ses bras, une femme, très belle, très pâle aussi, dont le sang se confondait avec la couleur de ses cheveux.

    ... Donc la suite

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  • L'expérience surnaturelle d'un marcheur le temps d'un sentier.
    Ce marcheur doit n'être là, à l'origine que pour atteindre une destination.
    Il va l'atteindre.
    Mais ce qu'il prend pour un raccourci va l'amener bien loin.
    Au pays des contes. Juste la durée d'un rêve.

    Lire la suite...


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  • Revue à la Perse

    Petite vue plongeante sur le quadrige perse...

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  • Le retour de l'Olifant

    Pour les adeptes, une nouvelle vue de l'éphantesque Majesté qui présente son flanc puissamment blindé et en prime, daigne laisser entrevoir de manière magnanime une partie de son équipage.

    Tiens je m'aperçois que j'aurais pu tenter d'y figurer les attaches de la caisse...
    Espérons que quelques pas plus loin notre bon ami ne renverse pas ce château de bois qui tient comme en équilibre sur son dos.

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